Ce n’était pas au temps où Bruxelles bruxellait, mais quand même c’était avant le numérique.
Plus précisément, c’était en 1965 que le grand sociologue Pierre Bourdieu publiait son étude intitulée d’une manière un peu énigmatique Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie.
Disons-le tout de suite, mon préjugé est résolument favorable. L’année précédente il y eut Les héritiers, l’année suivante il y aura L’amour de l’art, et en 1979 il y aura La distinction. Critique sociale du jugement. De par son positionnement, celui qui fut à la direction de l'ouvrage collectif La Misère du Monde (1993) a droit (presque) toujours à (presque) toute ma sympathie.
Enfin, et c’est là l’essentiel pour moi ici, je vais savoir pourquoi Albertine fait des photos et y consacre tant de temps, tant de passion, tant d’investissements de toutes sortes !
Même si en général il vaut mieux s’adresser au Bourdieu qu’à ses saints, c’est chez eux que je chercherai aussi des précisions complémentaires
Ainsi armé, je retiens immédiatement l’idée que l’art photographique est « un art moyen », et que cette expression doit s’entendre selon trois acceptions. Des définitions plus ou moins énigmatiques s’offrent à moi. J’essaie d’en préciser le sens à l’aide des commentateurs, avant de proposer à mon tour (peut-être abusivement) une explicitation de ce que j’ai compris ou bien voulu comprendre.
un art moyen
un art des classes moyennes
un pur moyen, un outil au service d’une pratique familiale
un art moyen, intermédiaire entre la réalité brute et l’art noble (peinture,...), un art « populaire » ( ?)
Classe moyenne ? J’hésite alors entre le peut-être et le sans-doute. Sociologiquement, c’est effectivement le cas. Ses études de mathématique suffisent probablement à l’éloigner du populaire pur, mais la rémunération plutôt modeste que cela lui procure l’éloigne sûrement encore davantage des classes supérieures. Cela dit, l’éventail de cette catégorie sociale étant particulièrement large, la probabilité de se trouver là même par hasard était a priori des plus considérables. Je n’y vois donc ni une révélation majeure ni - encore moins - un motif explicatif pertinent de quoi que ce soit.
Eliminons encore plus rapidement la deuxième interprétation, du moins pour ce qui est présenté dans ce blog. Non pas qu’Albertine n’ait, comme tout un chacun ou presque, mis son appareil au service de photos de bébés tous plus adorables les uns que les autres et de réunions de famille forcément toutes historiques. En tout cas - merci Bourdieu ! - on décèle au passage qu’elle n’est pas une paysanne, puisqu’elle ne fait pas appel à quelqu’un d’autre, ce qui est, paraît-il, le réflexe le plus caractéristique de cette classe sociale, du moins bien entendu pour ce qui concerne son rapport à la photographie.
Reste à considérer l’art moyen en tant qu’art d’un statut peu élevé, pas spontanément (pas encore ?) hypostasié en art noble, mais ayant tout de même déjà une tradition sinon une longue histoire, avec ses grands représentants (pas encore ses grands artistes ?), ce qui lui permet au moins de revendiquer une place au-dessus du simple moyen mécanico-informatico-industriel de reproduire, sans trop de peine, sans trop de talent ni sans trop de connaissances, les tranches de réalité qui intéressent, et cela dans une optique purement utilitariste.
A ce point, je ferai deux pauses.
Retour sur ma première reformulation d’abord :
1) Une pratique synthétisant les catégories du dominant et du dominé, puisqu’elle est à la fois l’une et l’autre, dominante et dominée. 2) Un moyen au service d’une pratique familiale. 3) Un troisième sens : la diffusion d’une « esthétique populaire », développée au sein d’un art, la photographie, qui ne s’est jamais autonomisé en « art pour l’art ».
Retour sur les termes exacts de ma source pour les trois sens de « moyen » :
D’abord :
Nous allons défaire la pelote d’explications ramassées sous le terme d’« art moyen » – qui prend tout au long de l’ouvrage des sens différents. Dans l’introduction et la conclusion, « art moyen » désigne une pratique de classes moyennes. Mais deux autres sens apparaissent successivement dans les chapitres rédigés par P. Bourdieu : d’abord, celui d’un « moyen » photographique remplissant une « fonction sociale » familiale ; ensuite, celui d’une « esthétique » photographique « populaire ».
Ensuite :
Nous avons déjà précisé deux sens de l’expression « art moyen » dans l’ouvrage. Dans l’introduction, elle désigne une pratique à la fois dominante et dominée. Dans le premier chapitre, elle désigne un « moyen » répondant à une « fonction sociale » familiale. La piste explorée dans le deuxième chapitre, qui va nous occuper à présent, correspond à un troisième sens : il s’agit de la diffusion d’une « esthétique populaire », développée au sein d’un art, la photographie, qui ne s’est jamais autonomisé en « art pour l’art ».
Sur l’art populaire :
L’« esthétique populaire » serait la forme sous laquelle circulent les normes de la pratique photographique, une fois détachées du milieu familial : « Tout se passe donc comme si la photographie était l’expression d’une esthétique implicite qui s’accommode d’une très grande économie de moyens et qui s’objective dans un certain type d’images sans pouvoir jamais (par essence) s’appréhender comme telle. » (Bourdieu, 1965, p. 116.)
Comme on le voit ici, P. Bourdieu hésite : une telle esthétique lui semble insaisissable. Néanmoins, il précise son hypothèse. D’abord, il décrit les critères de jugement de l’« esthétique populaire » : représenter un sujet reconnaissable, témoigner d’une intention claire, avoir un intérêt manifeste ; lorsqu’une ambiguïté subsiste, la photographie doit être accompagnée d’une légende ? « Près des trois quarts des jugements d’appréciation.... Ensuite, il décrit les valeurs associées à ces critères : « C’est très exactement le goût populaire que décrit Kant, lorsqu’il écrit : “Le goût est toujours barbare lorsqu’il mêle les attraits et les émotions à la satisfaction, bien plus, s’il en fait la mesure de l’assentiment qu’il donne”. En effet, l’intérêt sensible, informatif ou moral est la valeur suprême de l’esthétique populaire. » (Bourdieu, 1965, p. 130.)
Intéressant, car la fonction esthétique de la photographie échappe au cadre de l’esthétique populaire ainsi définie. Ce qui ne veut évidemment pas dire qu’elle n’existe pas : simplement, elle est ailleurs.
Extraits :
Or P. Bourdieu souligne que la pratique ordinaire ne remplit pas les conditions du bon goût : « Il serait naïf de croire que, avec la photographie, l’expérience esthétique est mise à la portée de tous : c’est en effet le même principe qui fait que la photographie est une pratique populaire et qu’elle n’est que très rarement l’occasion d’une expérience esthétique. » (Bourdieu, 1965, p. 104.)
Aussi, l’« esthétique populaire » ne qualifie-t-elle ni une expérience esthétique, ni une revendication esthétique.
Nous allons voir que P. Bourdieu lui-même, dans une note de bas de page, et contrairement à certaines de ses conclusions, reconnaît que son explication par l’« esthétique populaire » et par l’ethos est réductrice – ou du moins ne couvre pas tous les cas.
Ce qui interroge le plus cette problématique (de l’esthétique ou pas d’esthétique?), c’est à coup sûr la thématique des paysages.
Verbatim :
Le caractère artificiel de la notion d’« esthétique populaire » n’apparaît nulle part aussi clairement que confrontée à ce qu’elle ne peut expliquer : le format du « paysage ». En effet, 10 % des photographies d’amateurs sont des photographies de paysages, et 5 % d’entre elles représentent seulement un paysage. Les photographies de paysage apparaissent au détour d’une note de bas de page : « De l’étude d’un échantillon de 500 photographies d’amateurs, il ressort que 74 % des photographies comportent des personnages. Les monuments apparaissent au titre de signes secondaires plutôt que pour eux-mêmes : dans la plupart des cas, ils sont associés à un personnage et figurent au second plan de la photographie. Rares dans l’ensemble (10%), les paysages peuvent, plus que les monuments, constituer l’objet propre de la photographie (une photographie de paysage sur deux ne comporte pas de personnage) : mais étant donné qu’ils n’ont rien de remarquable aux yeux de l’observateur, on peut supposer qu’ils représentent la relation particulière avec l’objet plutôt que l’objet en lui-même et pour lui-même. » (Bourdieu, 1965, p. 61 (note de bas de page).)
Valant « pour eux-mêmes », les paysages ne sont donc ni des signes, comme les monuments, ni une absence de forme, comme les fonds par défaut. S’agirait-il – suivant une troisième explication – d’une forme d’« art pour l’art » populaire ? Or ces photographies cadrent mal avec la proposition selon laquelle « l’intérêt sensible, informatif ou moral est la valeur suprême de l’esthétique populaire » (Bourdieu, 1965, p. 130).
S’il y avait 5 % de photographies « inclassables », P. Bourdieu pourrait invoquer le hasard, mais 5 % de photographies sont des photographies de paysage : elles constituent donc une catégorie bien identifiée quoique inexpliquée. Ni plus «hasardeuses», ni plus «artistiques», que toutes les autres photographies d’amateurs, elles sont parfaitement reconnaissables comme photographies de paysage. L’existence de ce format contredit dès lors l’affirmation selon laquelle, l’esthétique redoublant l’ethos, l’analyse esthétique pourrait «se réduire, sans être réductrice» à une sociologie des groupes (Bourdieu, 1965, p. 138).
De ce format, véritable angle mort de l’analyse, P. Bourdieu nous dit dans la note déjà citée : «on peut supposer que [les paysages sur les photographies] représentent la relation particulière avec l’objet plutôt que l’objet en lui-même et pour lui-même». L’affirmation est bien mystérieuse : ignorant l’intérêt du paysage, nous ne savons rien non plus de l’intérêt d’une relation avec lui. Mais c’est finalement la relation même aux photographies dont nous ignorons tout, et les photographies de paysage opèrent ici comme un révélateur.
Peu de portraits ?
Cela se vérifie chez Albertine, même s’il y en aurait un nombre non négligeable sans l’obstacle des nécessaires autorisations ou celui d’une discrétion familiale assumée.
Beaucoup de paysages ?
C’est à coup sûr le cas, et les exemples ici sont potentiellement très nombreux. Le choix de la photo présentée est purement illustratif : je ne prétends pas y avoir vu d’intérêt théorique particulier a priori, pour la simple raison que je n’en ai cherché aucun. Je remarque au passage que les masques (voir les pages précédentes) sont peut-être à considérer comme intermédiaires, un peu comme une transition, participant à la fois de l’objet et du sujet.
10-2
Je n’en suis pas apparemment beaucoup plus avancé. Mais apparemment seulement. En vérité, je suis devenu riche d’une expérience négative telle que la théorisait déjà Montaigne : j’ai été y voir et je sais clairement maintenant que je n’ai pas grand-chose à trouver de ce côté-là. Comme aux échecs : savoir quelles branches des possibilités sont inutiles à explorer, c’est à coup sûr un grand avantage et c’est une connaissance particulièrement positive.
Reste alors à conclure.
Cette activité est certainement le fruit d’un besoin particulier, d’une quête personnelle, d’une singularité dont l’explication est à accepter telle quelle dans son évidence première – hypothèse d’une cause toute simple – ou à creuser encore davantage – hypothèse de l’existence d’une possible complexité qui m’échappe encore, et peut-être pour toujours. Je constate seulement que c’est cette singularité qui doit bien justifier tant de patience lors des prises de vue, tant de persévérance au moment des développements, tant de passion pour obtenir un résultat qui corresponde à des critères exigeants, dans le cadre d’une quête jamais assouvie.
Mes sources :
Pierre Bourdieu. Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie [compte rendu]
Olivier Burgelin
Communications Année 1966 Volume 7 Numéro 1 pp. 165-168
http://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1966_num_7_1_1107
Un objet peut en cacher un autre.
Relire Un art moyen de Pierre Bourdieu au regard de trente ans de travaux sur les usages
Par Manuel Boutet
CNRS – Centre Maurice Halbwachs
https://www.cairn.info/revue-reseaux-2009-3-page-179.htm
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