lundi 26 novembre 2018

LES YEUX D’ORSAY

  






Quand elle est arrivée dans la salle et qu’elle s’est plantée devant moi, j’en fus tout d’abord amusé. 


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Je devinais mentalement ses intentions, qui étaient uniquement celles d’une bonne élève désireuse de profiter de sa visite au musée pour se cultiver le plus agréablement possible. Elle se plaisait, par l’imagination, à suivre les moments privilégiés de la création de l’artiste. Je voyaient ses pupilles attentives qui suivaient le tracé que la main de Picasso avait dû emprunter pour réaliser l’esquisse qui me donna l’existence. Ce que j’interprétai comme de la naïveté sympathique m’incita à la considérer à mon tour sous un angle esthétique. Je me plus à associer le relief de son charmant petit béret aux mèches folles qui s’échappaient de l’ensemble de sa coiffure, et même à son petit nez trompette que je percevais en ombre chinoise les rares fois où elle jetait furtivement un regard de côté, découvrant ainsi les harmonieux arrondis qui composaient son profil. Mais cette sympathie superficielle se mua immédiatement en un véritable sentiment de panique quand je pris conscience qu’elle allait partir et me laisser pour toujours au fond de ma solitude. 
Cela m’étonna beaucoup, car la solitude ne m’avait pas du tout gêné jusqu’ici, je pensais même le contraire. J’avais été créé dans la solitude, elle était mon environnement naturel, elle m’enveloppait comme un cocon confortable où nulle inquiétude ne pouvait pénétrer. Je n’avais pas conscience du vide qui s’était creusé en moi et que sa présence venait soudain de combler. Retrouver ce vide m’était maintenant insupportable, comme une insurmontable torture. Je tentai immédiatement de soigner cette blessure en cherchant dans l’art des remèdes qu’on m’avait présentés comme souverains. Je me figurais que je n’oublierais jamais les traits de son visage si je les rapprochais mentalement des portraits qui lui ressemblaient le plus dans les tableaux qu’abritait le musée où je vivais. Mais je devinais déjà leur insuffisance. Alors, de la peinture j’en vins à solliciter la littérature. Je pensai immédiatement à l’univers de Proust, qui avait pour moi l’avantage de trouver son inspiration dans les arts plastiques et de chercher dans les tableaux des grands maîtres des moyens de donner du prix à ses personnages féminins. Mais l’idée que Swann n’avait pas trouvé Odette belle dès l’instant de son premier regard me le rendit étranger. Heureusement Baudelaire, dans une inspiration analogue, me procura l’apaisement attendu. J’eus la force de me délecter des deux dernières strophes d’A une passante

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté
Dont le regard m'a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !
Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !



Et des deux premières d'Une allée du Luxembourg, de Gérard de Nerval:

Elle a passé, la jeune fille
Vive et preste comme un oiseau :
À la main une fleur qui brille,
À la bouche un refrain nouveau.

C’est peut-être la seule au monde
Dont le cœur au mien répondrait,
Qui venant dans ma nuit profonde
D’un seul regard l’éclaircirait !

Ce foyer poétique suscita immédiatement quelques flammèches agréables venues des chansons populaires. 
J’entendis alors Jean-Roger Caussimon, chantant ainsi Les heures et les saisons :


Tout suffoquant et grimaçant 
En automne je vagabonde 
Dans la ville, à défaut du monde 
Je suis l'anonyme passant 
Je dévisage les passantes 
En psalmodiant à tout hasard 
"Fais-moi l'aumône d'un regard 
Femme en fleur ou adolescente !" 
Mais ce jeu même est suranné 
L'hiver balaye l'avenue 
Je sais que la nuit est venue 
Dites-moi quelle heure a sonné

Brassens, le grand maître de la maîtrise, le spécialiste de l’émotion intériorisée, magnifie Les passantes d’ Antoine Pol :

Je veux dédier ce poème
A toutes les femmes qu’on aime
Pendant quelques instants secrets
A celles qu’on connaît à peine
Qu’un destin différent entraîne
Et qu’on ne retrouve jamais
A celle qu’on voit apparaître
Une seconde à sa fenêtre
Et qui, preste, s’évanouit
Mais dont la svelte silhouette
Est si gracieuse et fluette
Qu’on en demeure épanoui


Puis Brel vint, le grand lyrique et le grand expressionniste, le spécialiste de l’émotion jaillie comme une offrande. Se succédèrent frénétiquement Les blés :

Donne-moi tes yeux 
Le soleil est chaud 
Et dans ton regard lumineux 
Il a fait jaillir des jets d'eau 
Qui mieux qu'un geste mieux qu'un mot 
Rafraîchiront ton amoureux

Sans solution de continuité, voici Au printemps :

Pour une fleur un sourire un serment pour l'ombre d'un regard 
En riant tout Paris se changera en baisers parfois même en grand soir


Les prénoms de Paris :

Des heures où nos regards 
Ne sont qu'un seul regard 
Et c'est Paris miroir
(…)
Un regard qui reçoit 
La tendresse du monde 
Et c'est Paris tes yeux

Et finalement avec Les Marquises sa dernière occurrence, dans une ambiguïté profonde qui peut être tout à la fois comme une riche promesse d’avenir ou sa profonde négation : 

Le rire est dans le coeur le mot dans le regard 
Le coeur est voyageur l'avenir est au hasard 


Mais l’apaisement souhaité se révéla n’être que de courte durée. Une amertume, plus douloureuse encore d’avoir parue un temps pouvoir être contenue, prit possession de tout mon être.
C’est alors que je fus le siège d’une étrange métamorphose et d’un encore plus étrange phénomène. J’éprouvai en effet tout d’abord des mouvements intérieurs comme si j’étais pourvu d’un corps sensible et, même si c’était dans une très faible mesure, pourvu d’une certaine densité et d’une manière de pesanteur. 
Mais le plus stupéfiant, ce fut bien les images qui me parvinrent comme des flashes puissants, et que, sans que j’en sache la cause ni que j’en devine l’explication, je reconnus comme étant des éléments de vision partagés avec ma belle inconnue de tout à l’heure. Certain que cet espoir insensé m’aveuglait, je m’attendais à tout instant à les voir disparaître, me rejetant aussitôt dans mon intolérable solitude. Mais non seulement elles persistèrent, mais elles se précisèrent et s’enrichirent. 
Comme dans le roman du grand-père de Daphné du Maurier, George du Maurier, qui suscita le film Peter Ibbetson d’Henry Hathaway, l’impossibilité de partager le même espace n’empêchait nullement de partager les mêmes visions, et mieux, semblait être une condition absolument nécessaire pour que cela se produisît. Seulement il ne s’agissait pas dans notre cas d’images mouvantes et animées, mais d’images fixes, comme autant de photographies.
La première image identifiable qui me parvint, et que donc nous partageâmes, fut celle de la petite danseuse de Degas: l’inconnue n’était alors pas encore sortie de mon musée. 
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Puis des plans généraux s’offrirent à moi, des plans d’intérieur d’abord, dans lesquels je fus sensible à l’harmonie complémentaire des fuyantes en lignes droites qui se trouvaient comme embrassées par des lignes courbes accueillantes et protectrices. 


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Suivirent des visions d’extérieur, calmes paysages urbains où je retrouvais les mêmes jeux de lignes. Mais ce qui me frappa surtout alors, ce fut l’alternance de lieux peuplés et d’endroits quasi déserts. 


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En y regardant de plus près – car au bout d’un instant j’appris à maîtriser suffisamment mes visions pour m’y promener tout à mon aise et en explorer à loisir les moindres détails – je fus frappé par certaines silhouettes qui apparaissaient avec une moindre netteté d’une façon inexplicable, comme autant de fantômes figés au milieu de personnages bien humainement charnels. 


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Nos images communes changèrent ensuite radicalement de lieu. Sans que nous fussions en mesure de maîtriser le moins du monde cette évolution, pas davantage que nous avions maîtrisé leur apparition initiale, nous nous trouvâmes conjointement à contempler la rue d’un petit village. 
Au pied d’un réverbère, au bord d’une petite rivière, nous voyions s’étirer une rue rectiligne qui semblait, à son extrémité, porter, comme en suspension, dans le cadre d’un pâle sfumato, un groupe de petites maisons provinciales. 


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Je crus y reconnaître un paysage familier de mon enfance, et je me demandai si cette impression était partagée. Sans que je sache pourquoi, j’étais sûr que ces visions nous étaient communes, mais je n’avais étrangement aucune certitude quant aux sentiments ou réflexions qu’elles pouvaient susciter chez ma compagne. Les images suivantes nous révélèrent que nous nous étions déplacés dans le paysage, et que, du bord de la rivière, nous avions une vue sur le pont. 


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Les jeux de la nature et de l’architecture, ces deux entités qui tantôt semblaient rivaliser et tantôt s’harmoniser, occupèrent un instant mon esprit. 



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Les arches reflétées dans les eaux me jetèrent un étrange regard que je ne parvins pas, malgré mes efforts, à interpréter : étaient-ils bienveillants ou dangereusement hostiles? 


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Mais déjà nos visions nous entraînèrent plus loin. Là, il n’y eut plus que la seule rivière. Elle offrait, dans une perspective paisible, la succession des frondaisons de plusieurs arbres qui décoraient ses rives. 


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Cela formait des plans qui, selon les dispositions de mon esprit, me paraissaient tantôt confusément mêlés et tantôt clairement distincts. Une expression s’imposa à moi pour désigner ce phénomène singulier : c’était véritablement un faux-fouillis. 
Mais une autre image s’imposa à son tour, sans doute celle d’un coin pittoresque situé à l’intérieur du village. 




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Là encore la nature et l’architecture collaboraient plus qu’elles ne rivalisaient. Se détachant d’un ensemble organisé de rectangles de toutes orientations, de toutes teintes et de toutes dimensions - petits et grands, clairs ou foncés, horizontaux ou verticaux – un cône sombre et massif laissait s’échapper la gerbe claire de ses fleurs. Un léger flou à l’extrémité de cette vague végétale m’indiqua le passage récent d’une brise assez forte. A partir de ces images fixes, mes sensations étaient plus imaginées que réellement ressenties. Ni les mouvements, ni les parfums, ni les différences de températures ne m’étaient directement accessibles. Au-dessus de ce tableau, des arbres prolongeaient les lignes verticales des constructions tout en laissant retomber sur elles, comme s’ils ressentaient l’impérieuse nécessité d’une fantaisie de cette sorte, un étoilement de tiges courbes et de feuilles éparses. Après cela, un coin de ciel disposait de part et d’autre de sa diagonale un faux-fouillis de feuillages que dominaient des feuilles plus larges, parmi lesquelles certaines se détachaient fermement en ombres chinoises élégantes. 

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Un détail plus particulièrement amusa mon attention. On eût dit d’un oiseau déployant larges ses ailes en vue de picorer trois baies rondes qui dessinaient une ponctuation régulière sur le gris du ciel. Au-dessus d’eux, une forme comme d’un cœur à l’envers leur offrait un toit protecteur. Je crus y deviner - mais peut-être m’illusionnai-je - un signe favorable. 


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Mais je ressentis bientôt une terreur indicible quand tout cela s’effondra et que nous perdîmes totalement la vue. Une panique insurmontable allait nous envahir, quand la lumière revint par paliers successifs. La grande horloge du musée nous apparut alors dans son imposante fixité. 


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Puis je remarquai à sa base deux silhouettes dans lesquelles je ne tardai pas à nous reconnaître. Notre vision avait changé ! De subjective qu’elle était jusque-là, elle était maintenant devenue objective. 
Mais alors, quel était ce point de vue qui nous montrait ensemble dans le même monde ? Il m’est encore impossible de répondre à cette question. La seule pensée dont je fus capable sur le moment, ce fut de me passer mentalement la musique des vers que François Villon adressa un jour à la Mort.

Mort, j'appelle de ta rigueur,
Qui m'as ma maîtresse ravie,
Et n'es pas encore assouvie
Si tu ne me tiens en langueur :

Onc puis n'eus force ni vigueur ;
Mais que te nuisoit-elle en vie,
Mort ?

Deux étions et n'avions qu'un coeur ;
S'il est mort, force est que dévie,
Voire, ou que je vive sans vie
Comme les images, par coeur,
Mort !

Peut-être le composa-t-il, ce beau Rondeau, dans l’espoir insensé de conjurer l’œuvre des sœurs fatales, ainsi que le fit jadis le doux ménestrier Orphéus… 
Et nous, ma belle, l’avons-nous derechef réussi ? Et… pour quel destin ? 




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Références: 11-26
Originaux tirages argentiques



photos:          



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